miércoles, marzo 06, 2019

Jacques Prevert / Hacer sebo














Es terrible
El ruidito del huevo duro cascado sobre el mostrador
Es terrible ese ruido
Cuando suena en la cabeza del hombre que tiene hambre
Es terrible la cabeza del hombre
La cabeza del hombre que tiene hambre
Cuando mira a las seis de la mañana
En el vidrio de la gran tienda
Su cabeza color de polvo
No es su cabeza sin embargo la que mira
En la vidriera de Potin
No le importa su cabeza
Fantasea
Se imagina otra cabeza
La cabeza de una ternera, por ejemplo
A la vinagreta
O cualquier cabeza que se coma
Y mueve suavemente las mandíbulas
Suavemente
Y rechina suavemente
Pero el mundo no le paga una cabeza
Y nada puede hacer contra ese mundo
Y cuenta con los dedos uno dos tres
Uno, dos tres
Tres días sin comer
Y aunque se repita hace tres días
No puede durar
Esto dura
Tres días
Tres noches
Sin comer
Y detrás de esa vidriera
Patés botellas latas
Peces muertos protegidos por cajas
Cajas protegidas por ventanas
Ventanas protegidas por policías
Policías protegidos por el miedo
¡Tanta barricada para seis sardinas de porquería!
Allá está el bistró
Café a la crema y medialunas calientes
Se tambalea
Y dentro de su cabeza
Una niebla de palabras
Una niebla de palabras
Sardinas para comer
Huevo a la crema café duro
Café con ron
Café crema
Café crema
Café crimen rociado de sangre
Un hombre apreciado en su cuadra
Fue degollado a la luz del día
El asesino el vagabundo le robó
Dos francos
O un café con gotas
Cero franco sesenta
Dos tostadas con manteca
Y veinticinco centavos de propina para el mozo.

Es terrible
El ruidito del huevo duro
Cascado sobre el mostrador
Cuando suena en la memoria
De un hombre que tiene hambre.

Jacques Prevert (Neuilly-sur-Seine, Francia, 1900-Omonville-la-Petite, Francia, 1977), Paroles, Le Point du Jour, 1946 / Gallimard, 2007
Versión de Jorge Aulicino


La grasse matinée

Il est terrible
le petit bruit de l'oeuf dur cassé sur un comptoir d'étain
il est terrible ce bruit
quand il remue dans la mémoire de l'homme
qui a faim
elle est terrible aussi la tête de l'homme
la tête de l'homme qui a faim
quand il se regarde à six heures du matin
dans la glace du grand magasin
une tête couleur de poussière
ce n'est pas sa tête pourtant qu'il regarde
dans la vitrine de chez Potin
il s'en fout de sa tête l'homme
il n'y pense pas
il songe
il imagine une autre tête
une tête de veau par exemple
avec une sauce de vinaigre
ou une tête de n'importe quoi qui se mange
et il remue doucement la mâchoire
doucement
et il grince des dents doucement
car le monde se paye sa tête
et il ne peut rien contre ce monde
et il compte sur ses doigts un deux trois
un deux trois
cela fait trois jours qu'il n'a pas mangé
et il a beau se répéter depuis trois jours
Ça ne peut pas durer
ça dure
trois jours
trois nuits
sans manger
et derrière ces vitres
ces pâtés ces bouteilles ces conserves
poissons morts protégés par les boîtes
boîtes protégées par les vitres
vitres protégées par les flics
flics protégés par la crainte
que de barricades pour six malheureuses sardines...
Un peu plus loin le bistro
café-crème et croissants chauds
l'homme titube
et dans l'intérieur de sa tête
un brouillard de mots
un brouillard de mots
sardines à manger
oeuf dur café-crème
café arrosé rhum
café-crème
café-crème
café-crime arrosé sang !...
Un homme très estimé dans son quartier
a été égorgé en plein jour
l'assassin le vagabond lui a volé
deux francs
soit un café arrosé
zéro franc soixante-dix
deux tartines beurrées
et vingt-cinq centimes pour le pourboire du garçon.

Il est terrible
le petit bruit de l'oeuf dur cassé sur un comptoir d'étain
il est terrible ce bruit
quand il remue dans la mémoire de l'homme qui a faim.
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